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Implication croissante du secteur privé dans le système de réponse humanitaire : Risques et opportunités

March 21st, 2016  |  IRIS - Observatoire de Questions Humanitaires par Eric BERSETH et Vincent MUDRY

Il n’est un secret pour personne que le secteur privé et le système de réponse humanitaire, que ce soient les agences des Nations Unies, les ONG ou le mouvement Croix Rouge, sont passés depuis déjà des années de la défiance à la construction de partenariats effectifs, redessinant les contours comme les enjeux d’un secteur en pleine mutation. Le « secteur privé » est un terme vaste recouvrant différents acteurs – petits donateurs individuels, individus fortunés, fondations, entreprises – contribuant de différentes manières et pour différentes raisons aux réponses humanitaires. La multiplicité des approches et des logiques d’intervention n’en font pas une entité homogène mais contient pourtant une sorte de cohérence dans le rôle qu’il prend ou qu’il prétend avoir dans la responsabilité collective face à la nécessité de réponse aux drames humanitaires.  L’arrivée de nouveaux acteurs dans un secteur où les rôles de chacun étaient auparavant bien définis, redessine la place et la fonction impartie et revendiquée des différentes parties prenantes.

Cette implication croissante, mesurée par les chiffres de la contribution globale au secteur, passée de 17% à 32% entre 2006 et 2010[1] est principalement financière (5,8 milliard de dons privés en 2014)[2]. Néanmoins, elle prend aussi de nombreuses autres formes tels les dons en nature, la mise à disposition de main d’œuvre ou le transfert de savoir, compétences ou technologie ou encore la mise à disposition à des tarifs préférentiels de produits ou services spécifiques, développé dans le cadre de partenariats[3].

Cette hausse s’inscrit dans une dynamique plus globale de hausse des financements traditionnels en provenance des gouvernements et des organisations internationales à mettre en perspective de la hausse vertigineuse des besoins d’assistance créée par les crises majeures actuelles (Syrie, Sud Soudan, Yémen et cetera).  Parmi les financements privés, on estime que 76% proviennent des individus, 7% des fondations ou des trusts, 8% des entreprises[4].

Si les entreprises et les fondations représentent seulement une petite partie des financements privés, leur progression est importante et il est intéressant de regarder quelles sont les motivations d’une implication grandissante qui ne reste pas sans conséquence et fait naître des challenges comme des opportunités      pour le secteur.

Ainsi, les études sur la question montrent que ces motivations peuvent être regroupées en trois catégories[5] non exclusives : des considérations éthiques, une pression de la part des parties prenantes (clients, ressources humaines, opinion publique et cetera) et une logique économique ; la raison de l’engagement étant souvent un cocktail de ces considérations.

Ces différentes motivations d’engagement incluent la protection de la base de consommateurs et la prévention des interruptions de marché ; la protection des réseaux et des infrastructures d’approvisionnement ; l’accession et le test de nouveaux marchés et produits ; la protection et le développement du capital humain ; l’engagement et la satisfaction du personnel; le développement et le test des processus internes et la préparation aux situations d’urgence;  la responsabilités et l’éthique de l’entreprise ; le renforcement des relations avec le gouvernement, la société civile et les autres entreprises ; et l’amélioration de la réputation de marque et de l’entreprise.

Ces multiples raisons,  sous-tendues pour certaines par des  stratégies économiques, sont différentes des drivers décisionnels des acteurs traditionnels de l’aide, qui, outre la poursuite de leurs mandats d’assistance, peuvent néanmoins aussi suivre des logiques internes de marque, de compétition, de visibilité ou de différenciation.  Aussi, si, l’intégration des nouveaux entrants du secteur privé, du fait de ses buts et méthodes différentes, fait émerger des challenges et des menaces pour le secteur autant que de grandes  opportunités, il bouscule surtout les rôles et responsabilités établies entre les Etats, les acteurs paraétatiques, les ONG, les entreprises et le grand public. Nous tenterons d’explorer les menaces et les risques de cette privatisation de l’humanitaire mais aussi les avantages et opportunités que cela représente, en s’attachant à mettre en lumière quels changements profonds et symboliques cela implique pour les différents acteurs, Etats, ONG, entreprises et grand public.

Des challenges et des menaces

Si de prime abord, une hausse des financements peut apparaître comme une nouvelle réjouissante et apporte une contribution significative au secteur et aux bénéficiaires, l’implication croissante du secteur privé n’est pas nécessairement du goût de tous et suscite méfiance et suspicion auprès de certains des acteurs traditionnels et des observateurs du milieu de l’aide de par les raisons même de cet engagement. En effet, en suivant des logiques économiques et non principalement des logiques basées sur les besoins, ce n’est pas uniquement la nécessité de réponse d’urgence ou la souffrance de la victime qui motivera les choix d’intervention du secteur privé  mais plutôt l’alignement d’un besoin avec une perspective économique et commerciale stratégique pour l’entreprise. Ainsi, si généralement les choix d’intervention des fondations d’entreprises sont assez libre et guidés par l’intérêt général, les raisons même qui sous-tendent leur création par l’entreprise ainsi que les choix sur les domaines d’intervention et les méthodes sont plutôt guidés par une certaine rationalité économique.  La conséquence est une répartition inégale des ressources et des interventions aux grés des intérêts des bailleurs et non aux grés des intérêts des personnes soutenues. Certes, ce reproche n’est pas nouveau et est également applicable aux financements institutionnels et les logiques géopolitiques sous-tendues par les fonds des gouvernements ou encore à l’intérêt asymétrique du grand public et des petits donateurs à une crise plutôt qu’à une autre au gré de l’engouement médiatique pour la crise. Cependant, même si ces biais dans le système d’aide existaient avant cela et étaient d’ailleurs en partie corrigés en recourant aux petits donateurs réguliers (et donc en mobilisant de manière pérenne une partie du secteur privé), la taille des partenariats et les intérêts économiques en jeux peuvent influencer les choix opérationnels des acteurs de l’aide, et cela en défaveur des besoins des bénéficiaires.

En outre, le partenariat entre un acteur de l’aide et une entreprise financeur devant intégrer les objectifs et contraintes des deux parties pour être viable et pérenne – car mutuellement bénéfique – la logique de la co-construction des réponses entre les deux parties devient une évidence. On peut en conséquence questionner la transformation des réponses apportées et la capacité des ONGs à négocier en leur faveur dans l’intérêt des bénéficiaires les contraintes parfois imposées, donnant une liberté d’action et de décision moindre à l’ONG et de facto, diminuant sa capacité à poursuivre le mandat qu’elle s’est choisie. Si ces financements permettent néanmoins de diversifier les sources et ainsi diluer les pressions des Etats et des opinions publiques sur les choix opérationnels des acteurs de l’aide, cette diversification peut avoir pour corollaire la nécessité d’intégrer les intérêts des nouveaux partenaires privés dans le cadre d’analyse des interventions et dans la définition de sa liberté opérationnelle.

Par ailleurs, certaines des raisons qui poussent les acteurs privés à s’engager amènent une autre source de préoccupation. En effet, on peut redouter que la sélection des organismes récipiendaires ne soit pas nécessairement basée sur des critères de pertinence, d’efficacité et d’efficience mais aussi animé par des dimensions de visibilité et de communication. Dès lors, et l’on peut déjà l’observer, certains acteurs, meilleurs communicants mais pas nécessairement meilleurs acteurs en termes d’impact attirent beaucoup plus les donations des entreprises. Cette polarisation se fait parfois  au détriment d’acteurs essentiels du système d’aide, acteurs locaux, acteurs spécialisés, plus techniques et cetera On peut se poser la question de la recherche réelle d’impact pour les bénéficiaires – compliquée à atteindre et moins bien exploitable en termes de communication – par rapport à la recherche du « delivery simple » concret et visible, très parlant pour le public, les clients et les employés des entreprises. Les financements par appel aux dons et par contrats bailleurs avaient déjà tendance à privilégier une réponse pour les 80% des bénéficiaires les plus faciles, ces nouveaux impératifs ne font que renforcer la tendance au détriment des 20% presque toujours oubliés (crises oubliées, bénéficiaires difficilement accessibles ou cachés et cetera). De plus, la perception des acteurs de l’aide par les populations locales, les autorités ou les parties au conflit peut pâtir de la proximité et la visibilité avec les multinationales qui peuvent aider à associer un peu plus les ONG à l’interventionnisme occidental dans un fourre-tout Entreprises/ONG/ONU/Etats Occidentaux défendant leurs intérêts géopolitiques et économiques entremêlés. Les ONGs ont déjà des difficultés à prouver leur indépendance de vues, d’intérêts et d’objectifs par rapport aux Etats occidentaux dont sont issus les sièges sociaux, les finances et les personnels. Loin d’être neutres, les financements du secteur privé, s’ils répondent à des impératifs moraux de responsabilité face à la société, ils correspondent aussi à l’expression d’intérêts particuliers des entreprises et peuvent être chargés idéologiquement. Par exemple, il est fait reproche à la fondation Bill et Melinda Gates d’être loin d’une « stratégie de bienfaisance neutre [6]» mais de représenter à juste titre notamment de par son approche des questions de santé et d’agriculture, un « engagement idéologique à promouvoir des politiques économiques néolibérales et la mondialisation des entreprises[7]».  La promotion des marques et entreprises occidentales corolaire des partenariats établis avec celles-ci, brouille encore un peu plus les cartes quant aux objectifs perçus par les parties prenantes des contextes d’intervention et fait ainsi peser des menaces supplémentaires sur la qualité de l’aide apportée autant que sur la sécurité des intervenants.

Ensuite, les entreprises, qui pour certaines produisent des produits ou services directement utilisable par le système d’aide peuvent être tentées de donner directement du matériel ou des services. L’irruption des donations en nature, souvent non sollicitées est un sujet récurrent des grandes crises médiatisées et une grande source de préoccupation pour le système d’aide car comme l’a noté l’évaluation de la réponse en Haiti en 2010[8], « les dons non pertinents ou inutilisable lors d’une catastrophe peuvent submerger la capacité d’absorption logistique dans le pays ». Ces dons, tout comme l’aide alimentaire issue des surplus agricole autrefois, peut devenir un cauchemar logistique, pour une adaptation aux besoins faibles, et des conséquences déstabilisatrices sur les marchés locaux.

Cette irruption de nouveaux entrants sur la scène humanitaire, nourrissant le mouvement général de multiplication des acteurs présents sur les crises : business, ONG diverses et variées, groupes confessionnels et acteur militaires, organisation internationales et fondations diverses amène de facto un challenge de plus au système d’aide dans sa globalité mais d’autant plus pour sa coordination. Ainsi si la réforme de l’ONU de 2005 et la mise en place du système des clusters avait dans un premier temps permis une amélioration qualitative de la coordination et de la cohérence des réponses, l’arrivée d’une foule d’acteurs moins bien préparée et peu habituée aux logiques de fonctionnement du secteur freine l’ensemble du système en congestionnant les nœuds de coordination, pourtant essentiels pour l’efficacité globale des réponses. Le système de coordination actuel, pensé et plutôt efficace pour les acteurs traditionnels internationaux, a pour l’instant failli à intégrer et coordonner les acteurs privés[9], internationaux comme nationaux ou encore les ONG locales.

Enfin, l’intérêt croissant des autres composantes de la société pour des questions qui jusque-là n’étaient que l’apanage des Etats et des organismes institués de l’aide (outre la mobilisation ponctuelle des donateurs individuels, seulement considérés non pas comme partie prenante à l’action mais simple pourvoyeur de liberté d’action via leurs dons) rebat fondamentalement les cartes des rôles impartis et revendiqués par les différents acteurs. Pour simplifier, si l’action humanitaire est de la responsabilité première des autorités légales et a donc mis en place un système inter étatique pour assumer cette responsabilité, en parallèle s’est constitué un secteur expert sur la question dont le rôle est de complémenter le système publique, le challenger si nécessaire et s’y substituer lorsqu’il est absent. De cette action, les acteurs ONG de la réponse ont tiré une position d’expert et de référence, confisquant une partie du débat et des techniques au fur et à mesure de sa professionnalisation progressive. Ce rôle d’expert de la question, permettant ensuite d’instituer des standards reconnus comme normes internationales et cette position d’interlocuteur légitime et unique du reste de la société pour ces questions se trouve aujourd’hui diminué par l’arrivée d’autres acteurs investissant ce champ. Alors qu’il y a encore peu l’humanitaire était le domaine réservé des ONG, du mouvement Croix Rouge et des états (et de l’ONU qui leur est associé), ce rôle prééminent se voit aujourd’hui challengé par les fondations privées, les très grands donateurs dont Bill Gates est le représentant le plus éminent et les entreprises qui commencent à agir sur ces domaines. Les Etats pourvoyeur de directives et de finances, défendant souvent leur place géostratégique au travers de leur action voient leur rôle et leur importance diminuée et les ONG, référentes sur les questions de méthodes d’intervention, de stratégie ou de témoignage sur les situations se voient concurrencées par ces nouveaux acteurs. La conséquence de cette dilution des expertises dans un pool d’expert plus grand est la perte de  légitimité des ONG sur ces questions et donc la perte d’influence auprès des Etats, des décideurs politiques ou des autres composantes de la société. Cette perte relative de légitimité fait peser des menaces sur la capacité future de ces structures à mobiliser des ressources autant que se dégager les marges de manœuvre d’action nécessaires, tant d’un point de vue opérationnel que d’un point de vue de plaidoyer.

Cette nouvelle donne du secteur déplace le curseur de la place des ONGs dans la société, passant d’une avant-garde exclusive de l’action humanitaire à un rôle d’accompagnateur de la responsabilité sociale des citoyens (donateurs), des Etats (bailleurs) et des entreprises (bailleurs) : d’un rôle d’unique acteur et militant prescripteur de la norme humanitaire (alerter sur les besoins et sur la nécessité éthique de répondre) à un rôle d’exécutant de la volonté de la société de répondre aux besoins humanitaires.

 

Mais aussi des opportunités

Malgré ces réticences, force est de constater que le secteur privé a beaucoup à apporter au secteur de la réponse humanitaire. Ainsi outre les moyens financiers et les capacités d’action qui vont avec, 1 milliard d’euros apporté par exemple pour la réponse en Haiti en 2010 [10] le secteur privé peut apporter une contribution transformative à la réponse en poussant le secteur à des changements positifs profonds.

Par exemple, l’analyse des compétences spécifiques sur des secteurs clefs telle la logistique d’urgence, permet l’établissement de partenariat comme « GoHelp » entre DHL et UNOCHA, mobilisant l’expertise de DHL pour l’acheminement de fret lors des catastrophes et permettant une meilleure efficacité de la réponse. Au-delà de ces partenariats emblématiques, tels encore Ikea avec l’UNHCR ou Axa avec Care, d’autres méthodes, techniques et enseignements du secteur privé peuvent permettre l’amélioration des réponses. Ainsi par exemple, le modèle de distribution des produits Coca-Cola dans les zones reculées est scruté pour améliorer la pénétration des médicaments et vaccins[11] même si la mise en place de partenariats peut poser des questions éthiques et d’impact lorsque Coca-Cola utilise cette compétence autant pour améliorer l’accès aux médicaments des populations dans le besoin qu’à ses propres produits, à l’intérêt médical plus discutable.

Si ce ne sont là que des exemples, de manière plus générale, l’innovation et la recherche en entreprises ainsi que l’efficacité de certaines des solutions qui sont développées en leur sein, sont nécessaires pour le secteur de la réponse pour améliorer l’efficacité et l’impact de ses actions. L’adaptation des nouvelles techniques et notamment l’intégration des nouvelles technologies numériques aux réponses, ou encore les progrès en médecine ou en cartographie satellite, sont essentiels pour la qualité de la réponse humanitaire, aussi la recherche et le développement des entreprises est un apport déterminant pour le secteur.

De même, l’analyse de la réponse au typhon Haiyan aux Philippines en 2013 a montré que « Le secteur privé a permis à la réponse humanitaire d’être plus rapide, plus importante et plus efficace. Les entreprises avec une présence locale sont souvent les premiers intervenants, tirant parti de leurs réseaux, de leurs ressources humaines de leurs infrastructures et leurs produits. [ …] Après la phase de secours d’urgence, l’une des principales contributions du secteur privé a été de faire revivre les chaînes de distribution pour les biens essentiels, de réduire les prix et de reconstruire les moyens de subsistance »[12][13]

D’ailleurs, alors que l’argent issus des petits donateurs et des bailleurs institutionnels est soumis à une nécessité d’accountability élevée, privilégiant la recherche de résultats et de livraison de services immédiats et visible, les financements des acteurs privés permettent plus de flexibilité et de prise de risques. Si une fondation privée peut se permettre de financer 10 projets innovants à fort risque pour n’en retenir qu’un ou deux fructueux au final[14], les  bailleurs traditionnels ne le peuvent pas et c’est là un rôle essentiel que le secteur privé a à jouer : financer l’innovation. Sur ce domaine, on assiste actuellement à un engouement grandissant pour les questions d’innovation, où les entreprises se sentent légitime en termes de compétences et où les organisations humanitaires sont demandeuses. Ces partenariats sont construits sur la mise à disposition par les entreprises de leurs compétences en design ou en R&D afin de trouver des solutions conjointes à des problématiques précises. C’est par exemple l’un des 5 piliers[15] sur lequel sont construits les partenariats du CICR dans le cadre de son Corporate SupportGgroup et, outre le support financier de ce groupe, l’un de ses axes de développement intégrant le secteur académique.

Au-delà de l’apport de ressources variées, que ce soit des ressources techniques, de l’expertises, de la main d’œuvre ou des fonds, la contribution utile du secteur privé va bien plus loin. En effet en amenant de nouveaux pans de la société vers les questions humanitaires, c’est une opportunité pour les acteurs de l’aide de s’ouvrir plus à la société mais surtout d’accéder à de nouveaux réseaux pour les mettre à profit. La capacité d’atteindre de nouvelles cibles, pour des besoins de collecte de fond ou pour délivrer des messages de plaidoyer ainsi que l’éducation et la sensibilisation aux causes défendues est décuplée par le nombre d’employés et de client desdites entreprises. Utilisés à bon escients, les relais et capacité de communication des entreprises permettent à la voix des acteurs humanitaires d’être plus et mieux entendues.

De même, la proximité des personnes en charge des partenariats entre entreprises et ONGs, permet, par les échanges réguliers, et la curiosité sur l’autre partie,  une certaine  éducation des décideurs économiques aux problématiques sous-jacente à l’intervention humanitaire. Ensuite, le travail en partenariat et notamment lors ce que ce partenariat implique du mécénat de compétences, incite à la mobilité des ressources humaines entre les deux secteurs. Cette compréhension plus fine s’accompagne d’un meilleur questionnement sur les interrelations entre les intérêts économiques et les contextes d’interventions humanitaires et permet donc aux entreprises de mieux comprendre leur rôle et responsabilités dans ces contextes. .Lorsque les décideurs sont au contact d’autres secteurs aux logiques différentes des logiques de profit, ils perçoivent mieux les conséquences éventuelles des choix économiques des entreprises. De plus, si les partenaires ONG sont exigeants quant aux critères éthiques de due diligence de ses partenaires financiers, ceux-ci agissent comme une pression supplémentaire pour la mise en conformité des entreprises aux critères éthiques de l’économie responsable.

Cette implication croissante des individus et des entreprises dans les questions humanitaires et plus largement dans les questions sociales, corroboré par la monté en puissance du crowdfunding ou encore de l’économie sociale et solidaire est plutôt une bonne nouvelle et est révélateur d’un changement de paradigme sociétal. Alors que l’ancien modèle reposait sur la puissance publique, avec à sa marge des acteurs complémentaires auto-organisés pour assumer la responsabilité de l’ensemble de la société, l’avènement du libéralisme économique et politique a entamé un mouvement de responsabilisation des individus et des acteurs économiques quant aux questions sociales. Sans qu’un système ne supplante l’autre (public vs privé), la coexistence d’une responsabilité d’Etat avec une responsabilité privée est un équilibre intéressant pour une meilleure prise en charge des besoins. Cette implication et cette coexistence des responsabilité publiques et privées est d’ailleurs à tous niveaux encouragée par les pouvoirs publics, par l’imposition d’un cadre pour le reporting des questions de responsabilité sociale de l’entreprise, en créant un cadre fiscal favorable aux petits donateurs, individus fortunés et entreprises pour leur engagement ou, au niveau multilatéral, en lançant des initiatives pour créer des ponts entre les deux mondes tel le Connecting Business Initiative en cours de lancement[16] par UNOCHA, UNDP et UNISDR.

Bien sûr, comme tout changement de paradigme, la redéfinition des places, des rôles et responsabilités des différents acteurs s’accompagne d’un mouvement de restructuration et de transformation du secteur, virage délicat à gérer pour les organisations comme pour les entreprises, de même que pour les femmes et les hommes qui les composent et où il y aura des perdants comme des gagnants.

Une évolution inéluctable mais à accompagner

Au final, la question n’est pas de savoir si cette implication nouvelle est une bonne ou une mauvaise chose pour le secteur et surtout pour les bénéficiaires de l’assistance mais plutôt de comprendre que c’est un mouvement de fond, inéluctable ayant autant d’avantages que d’inconvénients, amenant autant de menaces que d’opportunités. Ensuite, la réflexion doit porter sur les moyens dont il faut doter le secteur pour qu’il ait la capacité d’absorption et de réaction à ses changements. Au-delà des mesures techniques d’ajustement sur les questions de coordination ou de congestion logistique, la question principale pour le secteur humanitaire est celle de la capacité d’analyse des intérêts des acteurs économiques, afin de comprendre les enjeux et être en bonne position de négociation. Ainsi si le recours à des financements institutionnels et de manière plus large l’action dans les zones de fortes tensions impose une analyse rigoureuse des contextes, des relations géopolitiques, des intérêts de chacun, des affrontements idéologiques à l’œuvre ou des enjeux militaires afin de minimiser les manipulations ou l’instrumentalisation, le travail et les partenariats avec les éléments du monde économique impliquent un décryptage de ses méthodes, de ses buts et de ses intérêts pour garder des leviers de négociation et des marges de liberté d’action. Une montée en puissance de la compréhension des enjeux économiques et des intérêts portés par les financements privés au sein des ONGs est nécessaire pour garder une position d’égalité dans la négociation avec les acteurs économiques et se dégager ainsi des marges de manœuvres qui font parfois défaut dans les relations avec les bailleurs institutionnels. La logique de marché et la concurrence entre les bailleurs aux intérêts différents permettant une plus large indépendance aux organismes bénéficiaires.

Enfin, cette implication et engagement des acteurs économiques et des individus dans les questions humanitaires, s’ils sont généralisés et récurrents, permettront progressivement d’arriver à une situation où il ne sera plus question d’être vertueux en intervenant mais où il sera perçu comme irresponsable de ne pas le faire. Ainsi l’opinion publique pourra reprocher à une entreprise de ne pas intervenir alors qu’elle en a l’habitude et la capacité et qu’ainsi elle se mettrait dans une situation de non-assistance à personne en danger si elle ne le faisait pas. Cette perspective ouvre de facto la voie à une responsabilité morale globale face aux situations d’urgence, avec l’espoir d’une prise en charge améliorée pour les victimes futures. Cette situation transformera la place des ONGs, pour en faire des entités expertes avec un rôle plus politique, qui accompagnent la responsabilité des autres acteurs en apportant leur regard et leur expériences au sein de plateformes ou coalitions d’intervenants incluant autant les éléments du privé, que le grand public, les Etat, les ONG et encore les milieux académiques.  Néanmoins, comme dans toute action à différentes parties prenantes hétérogènes, la question de la compréhension des enjeux et des intérêts de chacun est une des clefs pour que chacune des parties ne dominent pas l’ensemble et ne le manipule à son profit. Il faudra être vigilent pour les ONG pour ne pas être réduite à l’expression d’un marché de la moralité, et être achetables par les autres acteurs comme des prestataires, leur permettant de mettre en œuvre leur propre responsabilité. Si les partenariats sont faits sur des bases de transparence et d’égalité, ils permettront d’améliorer la réponse et la responsabilité globale de la société, les ONG restant prescripteur de la norme morale et les entreprises agissant comme des « corporate citizen » responsables et membre de plein droit du débat sociétal, au bénéfice des bénéficiaires de l’aide.

Par Eric BERSETH et Vincent MUDRY

 

 

 

[1] Private funding. An emerging trend in humanitarian donorship, Velina Stoianova, Avril 2012, http://www.globalhumanitarianassistance.org/

[2] Global Humanitarian Assitance report 2015, http://www.globalhumanitarianassistance.org/

[3] Par exemple le partenariat entre Mastercard et le PAM ou l’histoire de la création de Nutriset http://www.mastercard.com/fr/particuliers/programme-alimentaire-mondial.html

http://www.nutriset.fr/fr/rendre-accessible/access/marketing-social.html

[4] La part restant étant ventilée entre financement par les Société Nationale et les non catégorisé. Global Humanitarian Assitance report 2015, http://www.globalhumanitarianassistance.org/

[5] Rieth, Lothar (2009). Chapter 16 – Humanitarian Assistance and Corporate Social Responsibility. URL:http://www.disastergovernance.net/fileadmin/gppi/

[6] Gated Development: Is the Gates Foundation always a force for good? Global Justice Now, Janvier 2016

[7] Ibid.

[8] IASC Inter‐agency real‐time evaluation in Haiti:   3 months after the earthquake, François Grünewald (Groupe URD), Andrea Binder (GPPi)., August 31, 2010

[9] “The private sector remains excluded from clusters in all country studies, even in areas where companies were prominent and visible in contributing to disaster response, such as Myanmar” IASC CLUSTER APPROACH EVALUATION, 2ND PHASE, groupe URD & GPPI :Andrea Binder, Véronique de Geoffroy, Domitille Kauffmann, Susanna Krüger, Claudia Meier and Bonaventure Sokpoh. April 2010.

[10] L’état du secteur humanitaire, ALNAP édition 2012

[11] Standford Social Innovation Review, Learning from Coca-Cola By Prashant Yadav, Orla Stapleton, & Luk Van Wassenhove, winter 2013

[12] The private secteur stepping up, ODI/HPN by Serena Brown, January 2015, http://odihpn.org/magazine/the-private-sector-stepping-up/

[13] De même par observation directe des auteurs sur le terrain : le secteur privé a assuré pratiquement seuls, au côté des autorités locales, l’intervention humanitaire dans la première semaine après le typhon, en organisant secours et distributions.

[14] Mélinda Gates, conférence de l’IDDRI et Youphil.com, SciencesPo Paris, juin 2013

[15] http://blogs.icrc.org/gphi2/2015/05/12/should-humanitarian-actors-broaden-their-engagement-with-the-corporate-sector/

[16] Introductory Remarks by the Assistant Secretary-General for Humanitarian Affairs and Deputy Emergency Relief Coordinator, Kyung-wha Kang, Humanitarian Networks and Partnership Week, Geneva, Switzerland 1 February 2016

Original article on IRIS - Observatoire de Questions Humanitaires par Eric BERSETH et Vincent MUDRY


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