L’inutile débat idéologique
September 1st, 2015 | AGEFI MAGAZINE Par Eric BERSETH et Vincent MUDRY
Le glissement du financement de l’aide humanitaire du secteur public vers le secteur privé est-il une évolution souhaitable ?
Au-delà du débat politique, quelles sont les conséquences opérationnelles ?
Ces dernières années ont vu s’accentuer un mouvement profond de glissement du financement des ONG et organisations internationales, du secteur public vers le secteur privé. La crise actuelle de la dette a contraint les Etats à diminuer leurs financements alors même que les besoins humanitaires allaient croissants. Ainsi, les ONG et organisations d’aide se sont tournées vers les donateurs privés pour financer leurs opérations, investissant dans la collecte de petits et grands dons auprès des particuliers, des entreprises et de leurs fondations. Parallèlement, l’émergence d’une catégorie de super-riches et les exemples éminents du « giving pledge » de Bill Gates et Warren Buffet, couplés à une vision libérale de la société ont favorisé l’avènement de la grande philanthropie et de l’engagement des individus et des entreprises pour les causes d’intérêt général.
Au-delà du débat idéologique entre les tenants d’un interventionnisme d’Etat et les promoteurs d’une société libérale où l’individu assure lui-même la redistribution des richesses, la montée en puissance des financements privés montre de nombreux aspects positifs pour le secteur et pour les bénéficiaires de l’aide.
Tout d’abord, le financement par de nombreux petits donateurs confère aux organisations une indépendance politique leur laissant libre champ en termes de choix, d’action et de parole. Cela leur permet aussi de constituer des réserves afin de répondre à des besoins urgents, de financer les évaluations initiales ex-ante ou des opérations sur des crises négligées. En promouvant une société civile forte, c’est aussi un levier assurant un contre-pouvoir à l’Etat, élément fondamental de la démocratie.
Par ailleurs, les grands dons des personnes fortunées ou des entreprises, non soumis à la redevabilité au contribuable, peuvent financer des actions innovantes, plus risquées et sans garantie de résultat permettant ainsi la progression et l’amélioration des méthodes et techniques d’intervention.
De même, les structures privées, fondations ou autre, moins soumises à la bureaucratie d’Etat sont généralement plus efficientes et plus efficaces que les structures publiques. Cette efficience et cette réactivité peuvent être cruciales pour des prises de décisions rapides permettant le financement des réponses d’urgence où l’impact des opérations auprès des bénéficiaires est souvent proportionnel à la rapidité de leur mise en œuvre.
De plus, les bailleurs publics, pour des raisons de qualité aussi bien que de redevabilité, ont souvent des modèles contractuels complexes et lourds sur le plan administratif, requérant un travail important et long aussi bien en amont que pendant le financement des opérations. Cette lourdeur est souvent un frein à la réactivité opérationnelle où, pour suivre les changements contextuels, la souplesse d’exécution (changement d’activités, redéploiement des lignes budgétaires etc.) peut grandement améliorer l’impact pour les bénéficiaires.
Bien que ces avantages soient indéniables, il existe aussi des limites à un modèle de financement purement privé. En effet, les bailleurs publics ont acquis de par leur expérience une expertise de l’aide et guident les financements en fonction de leur analyse des besoins et des moyens pour y répondre alors que souvent, les philanthropes privés, entreprises comme individus, n’ont pas l’expertise nécessaire pour faire les meilleurs choix opérationnels. De même, le choix des organismes destinataires des dons reposant souvent sur les affinités personnelles des donateurs, il pâtit souvent d’un manque d’expérience et de connaissance de la qualité réelle des actions.
En outre, le financement privé s’opérant au gré et à la guise des individus, il ne constitue pas un plan d’action d’ensemble cohérent et inclusif. La liberté de choix des financeurs peut amener à des sur-financements et à des sous-financements de lieux, de groupes vulnérables ou de problématiques et laisser pour compte des personnes nécessitant pourtant de l’aide
De plus, en s’émancipant du cadre régit par l’Etat, le financement de l’aide devient plus difficilement contrôlable et ouvre la porte à d’éventuels problèmes de mauvaise gestion, à la corruption ou au détournement de l’aide. Les financements entre donateur et ONG se faisant de gré à gré, il peut arriver qu’ils se fassent au détriment de la transparence et au profit de buts autres que ceux affichés. De même, si le donateur ne l’exige pas de manière explicite, l’ONG n’est pas soumise à autre chose qu’une redevabilité morale envers les bénéficiaires de l’aide laissant là aussi l’opportunité du meilleur comme du pire.
Si le modèle contractuel public (contrat de financement complexe assorti d’exigence de reporting et de respect de nombreuses procédures méthodologique et financière) peut sembler lourd et contraignant, il a pourtant le mérite d’imposer une certaine rigueur et qualité aux opérations et des moyens pour la mesurer, indicateurs et outils méthodologique. Les financements privés n’étant pas soumis à ces contraintes, ils laissent la possibilité de programmes excellents tout comme médiocres sans la vérification d’aucun tiers.
Enfin, sans encadrement correct on peut observer de néfastes mélanges des genres entre communication et prospection commerciale, achat d’une image positive ou consolidation de la culture interne de l’entreprise, l’aide n’étant alors qu’un moyen pour atteindre des buts moins avouables et non avoués mais n’étant pas en soit le but premier du financement.
Ainsi, si on peut se réjouir de la diversification des moyens de financement de l’aide avec la montée en force des financements privés et toutes les possibilité nouvelles qu’ils offrent pour les ONG et leurs bénéficiaires, il ne faut pas non plus jeter le bébé avec l’eau du bain et il faut reconnaitre certaines vertus de rigueur et de qualité aux méthodes de financement publiques, qui ont, grâce aux contraintes imposées aux ONG, largement contribuées à améliorer la qualité et l’efficacité de l’aide. Alors, plus que de distribuer des bons ou des mauvais points, il est nécessaire que chacun apprenne de l’autre, construise des normes et des références communes et amène ses forces propres dans des initiatives conjointes.
Par Eric BERSETH et Vincent MUDRY
Original article on AGEFI MAGAZINE Par Eric BERSETH et Vincent MUDRY